dimanche 17 décembre 2023

Bilan d'étape 01 01 2024


« Le vrai sujet d’un voyage est nous-même tout autant que nos destinations. » 

Guide anachronique de Kyoto, Allen S. WEISS

 

 « Tout récit autobiographique est semblable à un récit de voyage : court ou long, il opère une réduction radicale de la réalité inscrite dans le souvenir et se structure autant par ce qu'il écarte que par ce qu'il intègre. » (p.147) Russel Banks, Voyages, édition Babel


Traverser la nouvelle année, ce n’est rien et c’est beaucoup. Il me semble voir au milieu de la nuit le visage de Janus qui perçoit mon passé et regarde aussi vers l’avenir, sans rien discerner de défini.

Avoir réalisé le voyage au Japon dont je rêvais depuis mes 18 ans (ce temps où je patientais pour lire une nouvelle œuvre de Kawabata, auteur traduit au compte-gouttes pour la collection abordable et raffinée du Livre de poche classique) c’est une consolation de la maladie découverte par hasard. Je ne retrouve pas les mêmes peurs à entendre le mot « cancer » cette fois comme j’ai pu les ressentir il y a 11 ans. Et pourtant c’est encore une surprise, une sérendipité contingente à ce voyage au Japon et sa dernière étape dans l’hôpital de Tokyo. 

 

L’épée de Damoclès est au-dessus de chaque tête, mais un coup de projecteur la révèle à certains. Avoir accompli mon désir de vivre, ne serait-ce que 3 semaines au Japon, dont une hospitalisée, m’a consolée de la récidive dans une nouvelle partie du corps (obligée de regarder un croquis d’anatomie pour clarifier la géographie du foie !). C’est comme si on ne m’avait pas au moins volé un rêve. 

Lorsque je me suis faufilée derrière un Jizô de Nikko (ce que je raconterai plus tard) j’ai cru pénétrer un monde tabou. Je me souviens que mon cœur était inquiet. Bien vite je suis repassée de l’autre côté, dans l’allée où leurs paupières entrouvertes se tournent vers une rivière de montagne.  

J’ai trouvé sur internet que les Jizô étaient des protecteurs des voyageurs, mais aussi d’une certaine façon les esprits des limbes pour les enfants disparus trop vite ou avant de naître. 

Dans le livre de Weiss*, un passage leur est consacré, qui décrit bien justement cette rive où leurs silhouettes devenaient de plus en plus abstraites, les premiers sculptés de façon à reconnaître les traits d’un modèle unique, puis leurs corps devenaient plus moussus, plus grignotés par le temps et une crue lointaine qui a fait passer leur nombre de 100 à moins de 80. Quelques pierres à la fin, comme ces totems de galets que certains aiment mettre en équilibre, poursuivaient la lignée des derniers Jizô, toujours coiffés d’un petit bonnet rouge au crochet, avec un bavoir au vermillon plus éteint.

Nadège et moi, nous étions très émues de cette découverte imprévue – nous ne cherchions qu’une balade, après le long trajet en train. 

Nous sommes retournées les voir le lendemain, avec Noah, et nous avons peint, chacune, l’un de leur visage. 

Ai-je été avertie par eux que quelque chose me menaçait ? Est-ce à cet endroit, avant d’en avoir conscience, que j’ai fait le premier pas vers un cheminement où il me faut à nouveau prendre toute la mesure du bonheur de vivre ? 


* « Ils remplacent les bornes de délimitation et les symboles de fécondité animistes (…). Vêtus d’un bavoir de nourrisson et d’un bonnet orné de rouge -une couleur qui repousse les démons- ils peuplent les jardins des temples et des sanctuaires (…) et bien sûr le long du chemin de la philosophie. A l’origine, les Jizô était des pierres phalliques sculptées en bodhisattvas. Usées par les intempéries et les caresses bienveillantes d’innombrables passants au fil des siècles, les statues ont repris leur forme phallique originelle–parfois humanoïde–, reconnaissables en tant que Jizô uniquement à la bavette. Manifestations extrêmes du Sabi, ils sont à ce titre d’autant plus précieux. » (p.176, Guide anachronique de Kyoto)


Je termine ce premier janvier 2024 le livre de Allen S. Weiss. Le dernier chapitre contient l'exergue suivante écrite par Italo Calvino : "Quand il arrive dans une nouvelle ville, le voyageur retrouve une part de son passé dont il ne savait plus qu'il la possédait. "




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